4 questions à un professionnel

 

Boris Cyrulnik

 

 

Bonjour Monsieur Cyrulnik, vous êtes neuropsychiatre, directeur d’enseignement, professeur à l’Université de Mons en Belgique et auteur de nombreux essais, merci de m’accorder cet entretien.

 

 

 

1/ Dans votre dernier et passionnant livre paru chez Odile Jacob :"Des âmes et des saisons", vous nous dites que le milieu agit considérablement sur la construction de l’enfant, davantage que ce que l’on croyait, ce qui remet en cause l’inné et l’acquis. Au regard de ces nouvelles connaissances scientifiques, quel impact peut avoir le milieu violent sur le développement de l'enfant ? Mais d’abord, comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
 
Boris Cyrulnik : Bonjour. Alors, quand j’ai fait mes études, on nous apprenait à examiner un enfant tout seul, comme s’il était coupé de son milieu. S’il avait des stries sur les vertèbres, des traits blancs sur les vertèbres, on concluait que ses vertèbres étaient fragiles et s’il avait des hématomes dans le cerveau, on disait que ces hématomes étaient dus à une fragilité capillaire, fragilité des vaisseaux sanguins. Michel Manciaux et Pierre Straus, avec qui j’ai travaillé plus tard, ont été les premiers à dire que ce n’était pas une fragilité, mais qu’il s’agissait de coups. C'étaient des coups qui faisaient des stries sur les vertèbres ou qui provoquaient des hémorragies cérébrales. Ils ont été critiqués parce que les stéréotypes culturels des années 50/60 disaient que c’était impensable, que le père c’était le "papa pélican" qui donnait tout le fruit de son travail pour la maison et que la mère c’était la "maman gâteau" qui restait à la maison pour être la fée du foyer ; on pensait avec ces stéréotypes. Il a fallu beaucoup d'observations et de publications pour arriver à déclencher l'idée, la représentation, pour dire que les parents pouvaient battre leurs enfants au point de provoquer de graves altérations physiques et cérébrales. 

 

Ce raisonnement parait élémentaire aujourd’hui, mais il est le résultat d’un long combat scientifique et idéologique. Aujourd’hui, la neurobiologie et la neuro-imagerie confirment ces observations et précisent même quelles sont les altérations provoquées. De plus, on constate grâce à la neuro-imagerie que lorsqu’un enfant se développe dans un milieu stressant : violences conjugales, précarité sociale, guerre, toutes les formes de violence (physique, sexuelle ou verbale), cela altère le cerveau de l’enfant. C’est quelque chose aujourd’hui que l’on dose, qu’on filme et qu’on photographie. Mais il faut tout de suite ajouter, pour ne pas entrer dans le déterminisme et la désespération, que la plasticité cérébrale, la plasticité des métabolismes, la plasticité de l’acquisition des fonctions psychologiques, est tellement grande, surtout dans les petites années, qu’il suffit d’entourer l’enfant avec une niche sensorielle sécurisante pour qu’en 24 ou 48 heures l’enfant reprenne le chemin d’un bon développement, mais ce sera un autre développement, c’est ce qui définit la résilience. Donc, pour répondre à votre question, il a fallu 60 à 70 ans pour arriver à cette phrase.
 
 
2/ Justement, vous présidez la "Commission des 1000 jours" pour un accompagnement des parents jusqu’au 2 ans de l’enfant, c’est quelque chose d’indispensable. Vous avez remis votre rapport le 8 septembre 2020 à Adrien Taquet, Secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance et des Familles. Que va-t-elle changer concrètement et apporter aux nouveaux parents ? 
 
Boris Cyrulnik : Alors voilà, la commission des 1000 jours est partie de mes travaux, entre autres, je n'étais pas le seul, ni le premier. Au début des années 80, avec Jacques Petit, on avait organisé un congrès près de Toulon, dans l’île des Embiez, un congrès international qui, pour la première fois, montrait que la communication se faisait entre la mère, la femme enceinte, et le bébé qu'elle portait.
 
Aujourd’hui, c’est une banalité, mais en 1982 c’était une nouveauté. Une partie de la salle a été enthousiaste, si le bébé est ému par les émotions de sa mère, cela veut dire qu’il faut protéger la mère. Si elle est protégée, le bébé aura tout ce qu’il faut pour se développer correctement. Mais une autre partie de la salle a réagi de manière différente, voire agressive, en disant que : "si les émotions de la mère altèrent le développement de l’enfant, ça veut dire qu’il faut interdire l’avortement et si vous faites des observations sur les bébés, c’est que vous êtes un médecin nazi, puisque vous considérez le bébé comme un objet de science". Voilà ce que j’ai entendu, j’ai été traité de médecin nazi … Mais la majorité de la salle a été enthousiaste et ça a été le point de départ avec Jacques Petit, Marie-Claire Busnel, directrice de recherche, et le professeur d’obstétrique Herbinet, d’un très grand nombre de travaux. Aujourd’hui, grâce à la neurobiologie et à l’imagerie moderne, ces travaux confirment ce qu’on avait trouvé cliniquement et éthologiquement, que lorsque la mère est stressée cela altère les cellules cérébrales du bébé qu'elle porte, qu’il faut donc sécuriser les femmes enceintes et que la résilience neuronale est beaucoup plus rapide que ce qu’on croyait.
 
Nous avons donc remis ce rapport des 1000 jours, qui explique ce que je viens de vous dire parmi beaucoup d’autres propositions. Les premières décisions tirées de ce rapport ont été prises, avec tout d’abord l'entretien prénatal, pour dire aux jeunes, aux futurs parents, d’organiser autant qu’ils le peuvent, une niche sensorielle stable et sécurisante, je souligne les deux mots, pour que le bébé se développe bien. S’il y a un stress maternel, des violences conjugales, pour lesquelles les hommes sont fortement majoritaires, il est important, par exemple, de dépister la violence conjugale, qui commence souvent pendant la grossesse, et de protéger les femmes.
 
Cet entretien prénatal, qui remplace le rendez-vous du 4ème mois de grossesse, est proposé à tous les parents, ainsi que le congé paternité, adopté par le Sénat*. Parce que la présence du père est sécurisante pour la mère lorsqu’il partage les tâches ménagères et éducatives avec elle ; cela renforce le lien entre le père et la mère et donc organise autour du nouveau-né une niche sensorielle stable et sécurisante. Après 10 ans de réformes politique et éducative, les résultats ont été évalués scientifiquement dans tous les pays du Nord et montrent notamment : une disparition quasi-totale de l’illettrisme et une diminution de ce qu’on appelle aujourd’hui les incivilités.
 
Il y a aussi La maison des 1000 jours, c’est-à-dire un lieu qui organise des groupes de parents qui peuvent se rencontrer facilement et qui bavardent, je souligne le mot bavarder : on se donne des conseils, on s’entre-aide sur beaucoup de sujets, et si quelque chose ne va pas, on le repère amicalement et là il faut faire intervenir un professionnel pour dépister le plus précocement possible le trouble du développement de l’enfant. Plus les troubles sont dépistés précocement, plus la résilience est facile à déclencher. Si on les dépiste tardivement, les troubles cérébraux seront inscrits dans le développement de l’enfant.
 
Donc, tout ça est déjà mis en place et d’autres réformes suivront.
 
 
3/ Pensez-vous que nos sociétés puissent un jour créer un schéma d’éducation bienveillant, que faut-il faire pour que cela change et réduire notamment le cycle des violences ? Que nous manque-t-il ?
 
Boris Cyrulnik : il y a une chose claire, si on ne cherche pas à faire une éducation bienveillante, il y aura énormément d'enfants maltraités : physiquement, sexuellement, verbalement et socialement, donc il faut chercher à tout prix à faire une éducation bienveillante, sachant que ce ne sera jamais du 100%.
 
Il faut de la prévention et chercher à comprendre. Par exemple, dans l’affaire Camille Kouchner, la réaction culturelle est mauvaise, on réagit par l’indignation et la punition. Or, moi j’étais soigneur. Je pense qu’il faut protéger les enfants et chercher à les récupérer quand ils ont connu cette immense tragédie, et il faut comprendre ce qu’il se passe dans la tête de ces hommes et parfois de ces femmes, qui sont moins nombreuses que les hommes mais qui sont plus nombreuses qu’on ne le croit, de façon à prévenir. Comment est-il possible que des hommes et parfois des femmes passent à l'acte sans aucun sentiment de crime ? Or, jusqu’à maintenant, je n’ai rien lu sur un mécanisme qui cherche à comprendre comment sauver ces enfants et comment sauver ces hommes et ces femmes. Je lis : la punition va protéger ces enfants, … Je n’en suis pas sûr.
 
Les pères incestueux sont intimidables et effectivement les pères incestueux punis ne récidivent presque jamais ; mais ce n’est pas le cas des pédophiles qui, même punis, ressortent et récidivent. Je ne suis pas juriste, je pense que, en tant que soigneur, il faut travailler sur ces personnes. J’ai eu dans mon cabinet des pères incestueux et j’ai même eu des mères incestueuses et j’ai même eu des femmes pédophiles, je ne les jugeais pas, je ne les condamnais pas, ce n’était pas mon rôle. Je cherchais à comprendre comment ils en étaient arrivés là et à leur faire comprendre comment ils en étaient arrivés là, que c’était un crime pour eux et pour les enfants. Jusqu’à maintenant, dans l’affaire Kouchner, je n’ai rien vu d’identique, j’ai vu : Indignons-nous et punissons !
 
 
4/ Et de ce qui ressort de vos recherches, pratiques, quelles sont d’après vous, les raisons de ces personnes qui agissent ainsi ? Y a-t-il systématiquement des antécédents de violence chez les agresseurs d’enfants ?
 
Boris Cyrulnik : alors là, on en a pour plusieurs heures d’entretien … Je ne suis pas de cet avis. Par exemple, je pense que Duhamel, qui a été un immense agresseur, a eu une enfance heureuse et très réussie sur le plan social et sur le plan individuel. Tous les gens qui l’ont connu l’adorait, y compris Camille Kouchner d’ailleurs. Tous les pères incestueux que j’ai eu à accompagner n’avaient pas eu une enfance malheureuse. Je pense que quand un homme est accusé d’inceste ou de pédophilie, il dit ça pour se faire passer pour une victime, pour atténuer sa peine. Je pense que ce n’est pas vrai. Cela vient d’une défaillance culturelle qui fait que ces hommes et ces femmes n’ont pas accès à la représentation du crime, pour eux c’est un acte sexuel et pour eux ils n’agressent pas quand ils passent à l’acte. C’est un trouble de la représentation probablement d’origine psychosociale, probablement parce que notre culture n'énonce pas assez clairement. Il faut protéger ces enfants de l’acte, les récupérer quand l’acte a eu lieu et essayer de comprendre la défaillance culturelle qui fait que ces hommes et ces femmes arrivent à réussir dans la société, intellectuellement, à se marier, avoir beaucoup d’amis. J’ai vu un grand nombre de pères incestueux retrouver leurs amis à la sortie de prison.
 
Par exemple, les incestes les plus fréquents, ce sont les incestes frères sœurs qui ne vont pour ainsi dire jamais jusqu'au dépôt de plainte. J’en ai entendu énormément et quand je leur disais que c’était interdit, que c’était la loi, ils me répondaient : « oui, je sais que c’est la loi, mais je ne peux pas m’empêcher de passer à l’acte ». Donc, c’est parce que la structure affective n’était pas en place, probablement parce qu’il y avait un déséquilibre familial et surtout à cause d’un déséquilibre social.
 
J’ai connu un instituteur qui avait dénoncé un inceste vérifié, c’est l’instituteur qui avait dû quitter le village. Parce que tout le village avait pris la défense du père incestueux. Il y a donc une défaillance culturelle sur laquelle il faut réfléchir et ce n’est pas le cas aujourd’hui ; aujourd’hui c’est punir, punir, punir. Il faut bien que les juges punissent, c’est normal c’est un interdit, mais la réflexion ne doit pas se porter que sur la sanction. Si on cherche ce qu'il se passe dans l'âme du père incestueux ou de la mère incestueuse, on nous accuse de prendre leur parti ...
 
Vous me dites par exemple qu'il n'y a pas assez de psychologues ou d'infirmières dans les écoles et qu'il faut aussi s'occuper des parents défaillants, donc c'est bien socio-culturel, la défaillance est socio-culturelle pour protéger les enfants et pour prévenir les passages à l'acte des adultes incestueurs.**
 
Interview réalisée par Nathalie Cougny, présidente et fondatrice de l’association « Les maltraitances, moi j’en parle ! » - Avril 2021

 

* Le congé paternité passera de 14 à 28 jours le 1er juillet 2021.
 
** Gratuit et confidentiel, le 0 806 23 10 63 a pour but de venir en aide aux personnes attirées par les enfants et d'améliorer la prévention des agressions sexuelles sur les mineurs.
 
Si vous avez connaissance d'un enfant en danger ou en risque de l'être, composez le 119 (appel gratuit et anonyme 24h/24 - 7j/7).

 

 

 

                                                                                  

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