4 questions à un professionnel

 

 

 

Bonjour Marie-France, tu es connue pour ton engagement de toujours contre le viol et les violences sexuelles, porte-parole du Collectif Féministe Contre le Viol, tu as notamment été membre du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes entre 2015 et 2019, merci de m’accorder cet entretien.

 

 

 

 

 

 

1/ Marie-France, on compte environ 165 000 viols ou tentatives de viol sur mineurs en France par an, nous sommes nombreux à penser que ce chiffre est en-deçà de la réalité, c'est plus que sur les adultes. Comment l'expliques-tu malgré les avancées, lois, actions mises en place ? Quel est le rôle du Collectif et quelles sont vos actions ?

 

Marie-France Casalis : Bonjour Nathalie, le viol c’est : pouvoir et domination. Il est évident que les personnes qui ont le moins de pouvoir vont être davantage confrontées à l’appétit des dominants. Bien sûr, les enfants, dans leur minorité, sont particulièrement exposés aux agresseurs. C’est une chose très importante, mais que nous ne voulons pas voir, que nous ne voulons pas prendre en charge, que nous ne voulons pas prévenir. C’est pour ça que ce que fait ton association est important, il en faut beaucoup et il faut continuer.

 

C’est très choquant de voir comment, dans notre pays, le viol et les agressions sexuelles envers les mineurs ne sont pas pris en considération à leur juste gravité et à leur juste quantité. C’est une masse de faits tous les jours et ces enfants, qui vivent dans leur famille, vivent également à l’école, donc la mobilisation doit se faire autour des intervenants scolaires, périscolaires, sportifs, etc., pour leur donner les moyens de voir, d’entendre et de réagir d’une façon qui permette de protéger les enfants.

 

Tu me demandes pourquoi il n’y a pas plus d’investissement et de volonté ? La raison en est sans doute parce que ça se passe souvent dans la famille, impénétrable. Il faut attaquer, dénoncer, un bon père de famille, une bonne mère de famille, un instituteur, un entraineur de sport … ça dérange tout le monde. Et puis les enfants ne disent pas : « Assieds-toi, je vais te dire quelque chose de difficile, hier quelqu’un m’a … ». Non, ça commence doucement et dès que le mineur aborde le sujet, quand c’est le cas, on lui répond : « Qu’est-ce que tu racontes, tonton Marcel qui t’emmène en vacances tous les ans aux Baléares, non mais franchement, les enfants, je vous jure ! ». Seulement l’enfant a juste dit : « Je ne veux plus aller aux Baléares », « Je ne veux plus aller avec tonton Marcel ». On n’a pas cherché à savoir pourquoi, on va blâmer l’enfant et l’envoyer quand même.

 

Par rapport à la stature et au statut de l’adulte, la parole de l’enfant est fragile, vulnérable et elle va déranger. C’est ça le problème dans les violences, que ce soient des victimes mineures ou majeures, quand elles disent quelque chose, il va falloir agir et personne n’a envie de ça.

 

Les petits ne sont pas prioritaires dans nos sociétés et le fait que des enfants, devenus adultes, aient survécu avec des systèmes de couvercle, de compensations, cette façon de leur dire que ce n’est pas si grave, ça aide aussi à ce que les politiques ne se mobilisent pas, pas assez, pas suffisamment pour les enfants d’aujourd’hui.  

 

Avant d’ouvrir Viols Femmes Informations 0 800 05 95 95, en 1986, j’avais cru que l’inceste était un tabou. On nous disait tabou fondamental, fondateur des sociétés, etc. et on n’avait pas prévu les appels à 90% de femmes adultes, voire âgées, qui nous racontaient 10 ans de viol à la maison par Papa. En 1986, en France, l’inceste, ça n’existait pas. Donc dans mes tabous, je pensais que ce n’était pas l’inceste qui était tabou mais le fait d’en parler. J’avais été responsable de mouvement de jeunesse, formatrice de cadres de jeunesse, conseillère conjugale au Planning familial et jamais personne ne m’avait dit : « J’ai été victime de mon père, de mon oncle, de mon frère… ». Mais à Viols-Femmes-Informations, en écoutant ces femmes, beaucoup d’entre elles avaient parlé mais on ne les avait pas crues. Ce n’est pas l’inceste qui est un tabou, ce n’est pas d’en parler, le tabou c’est d’accuser les pères des viols de leurs enfants. Depuis, j’ai beaucoup travaillé sur les agressions sexuelles et, dans ma cascade des tabous, j’en suis arrivée à dire que le tabou c’est d’accuser les pères du viol de leur fille et plus largement d’accuser les violeurs des crimes qu’ils commettent.

 

Nous sommes donc une permanence téléphonique que tout le monde peut appeler, nous avons peu d’appels de mineurs, pas d’enfants mais plutôt des adolescentes. Par contre, beaucoup d’appels d’anciens enfants arrivés à l’âge adulte et qui voient resurgir dans leur vie ce qu’on leur a infligé lorsqu’ils étaient enfant et ça nous choque vraiment. Ca veut dire que quand cette femme a été violée à l’âge de 6 ans, personne ne l’a aidée, personne ne l’a vue, l’agresseur n’a pas été condamné, rien n’a été fait.

 

Notre travail premier est donc de répondre à Viols Femmes Informations, on identifie ensuite les axes prioritaires de la stratégie des agresseurs, pour que la victime comprenne qu’elle n’est pas responsable. Puis nous mettons en relation les victimes avec des professionnels de tout horizon. A partir de ces appels, nous essayons de produire des études qui se fondent sur la parole des personnes qui nous ont contacté, pour mettre en lumière ce que la société a du mal à regarder, la stratégie des agresseurs et comment les victimes retrouvent leur autonomie psychique et physique, leur envie de vivre, leur chemin d’avenir. Ensuite, nous formons des intervenant.e.s en réseau dans toute la France, avec notamment le réseau des Droits des femmes et nous proposons des groupes de parole en Ile de France, puisque nous sommes situés à Paris. Enfin, nous répondons aux sollicitations des pouvoirs publics, en participant à des commissions, au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans tous les lieux où on nous permet d’entrer pour parler du viol, un petit mot que personne ne prononce encore clairement
 

 

2/ Penses-tu que les nouvelles lois qui ont fixé l'âge de consentement à 15 ans et 18 ans en cas de viol et d'inceste vont suffire ? Avec tout de même des vides qui subsistent, notamment la clause « Roméo et Juliette ». La justice a-t-elle les moyens humains et financiers de suivre cette loi ?

 

Marie-France Casalis : C’est un grand progrès d’avoir fixé un seuil d’âge à 15 ans, plutôt qu’à 13 ou à 11, ça veut dire que lorsque la victime aura moins de 15 ans, on n’aura pas besoin d’établir qu’il y a eu violence, menace, surprise ou contrainte, en cas de viol. Ces fameux éléments constitutifs qui ont permis pendant des décennies de disqualifier les viols ou les agressions sexuelles en atteintes sexuelles ; c’est-à-dire prescription plus courte, condamnations légères et pas de prise en compte réelle des faits. Maintenant, dans la société telle qu’elle est, avec ses responsables à tous les niveaux, ça dérangeait énormément, ils ont donc inventé des ralentisseurs, la clause « Roméo et Juliette » est une forme de ralentisseur. Profitons des premiers acquis pour avancer et travaillons pour aller plus loin. Nous, on voudrait qu’il n’y ait pas de prescription des atteintes contre les personnes. Notre raisonnement étant que les enfants sont l’humanité de demain, mais déjà lorsqu’en 1986 nous avions rencontré monsieur Badinter, il nous disait que seuls les crimes contre l’humanité pouvaient être prescrits, et ça ne passe toujours pas.

 

Tu me demandes pourquoi ce manque de volonté politique et toutes ces avancées à petits pas au lieu de grandes décisions une bonne fois pour toutes. Sur ces thèmes-là, qui mettent en cause des puissants, des forts, des dominants, il faut que les fourmis aient du courage.

 

La loi dit que j’ai des droits, maintenant : comment mes droits sont reconnus et appliqués, c’est différent. S’il est écrit qu’on n’avait pas le droit de faire, c’est déjà important. Sur l’évaluation des budgets accordés par les différents pays européens au secteur judiciaire, nous étions il y a deux ans, 21ème sur 28 pays. C’est lamentable ! Quand on travaille de près avec des magistrats investis, il y en a, on voit qu’ils ont des vies surchargées… Je me souviens d’une période où on apportait du papier au tribunal de Paris, il n’y avait plus de papier ! C’est scandaleux, aucune administration ne peut fonctionner si elle n’a pas de forces vives, des moyens et des personnels en nombre suffisant.

 

Il faut que notre société accepte de consacrer une part plus importante de ses ressources au fonctionnement de la justice en France. Parce que, un enfant pour lequel nous allons être présent et agir, sera un adulte qui nous coûtera moins cher, s’il faut parler d’argent, moins de conséquences physiques et moins de conséquences pénales. Il faut être plus audacieux en matière budgétaire. C’est sûr, la justice ne rapporte pas d’argent visible dans l’immédiat, mais elle rapporte de la santé, de l’épanouissement, de la capacité de développement des citoyens et citoyennes. Je dis bien citoyens aussi car dans nos occultations, il y a l’occultation des garçons victimes de viol ou d’agressions sexuelles, et leur histoire est encore plus difficile à mettre en lumière car c’est impensable.

 

 
3/ Quelle est la stratégie d’un agresseur sexuel, d’un violeur ?

 

Marie-France Casalis : Cette histoire de stratégie est venue très tardivement, après des années au téléphone. Un jour je me suis dit que les victimes nous racontaient toujours la même chose.

 

D’abord, l’agresseur va cibler la personne dont il fera sa victime, c’est lui qui choisit, c’est lui qui teste. Il peut la séduire, la charmer ou la sélectionner violemment et selon la façon dont elle va réagir dans ce prologue, il va continuer avec celle-là. Si c’est une dangereuse qui pourrait se révolter ou le dénoncer, il va changer de proie. Il n’a pas intérêt à avoir en face de lui une personne capable d’identifier qu’il est un agresseur et de le dénoncer.

 

La deuxième étape, c’est isoler la victime ! Isoler la victime ça peut se faire géographiquement, familialement, affectivement, socialement, elle sera à sa merci, sous emprise. On peut isoler affectivement de façon invisible, par exemple : « Tu as remarqué toutes les fois où on voit tes parents, c’est pénible on pourrait les voir moins souvent »,  « Tes amies, elles parlent toujours d’enfance maltraitée, c’est fatigant », voilà et, petit à petit, la personne se retrouve seule et sous emprise.

 

On a tous lu le livre de Camille Kouchner, on voit bien que cette façon d’isoler peut être faite dans une fausse tendresse, une fausse intimité partagée, une fausse réciprocité … Il ne faut pas voir quelque chose de brutal, avec les enfants c’est invisible : « Ça me fait tellement de bien quand tu viens avec moi le soir dans mon lit », ce sont des captations invisibles pour l’enfant.

 

Ensuite, l’agresseur va la dévaloriser, la traiter comme un objet, humilier, moquer, insulter, affaiblir, l’utiliser sexuellement, psychologiquement. Plus l’agresseur est une personne proche de la victime, plus il saura la « démolir ». Ce sont des atteintes à l’estime de soi, l’estime de soi c’est vraiment un trésor et on constitue ce trésor prioritairement dans l’enfance. Quand on est arrivé sur la planète et qu’autour de vous on a dit : « Le beau petit garçon, la belle petite fille, et puis elle court vite, elle est douée, etc. », vous arriverez à l’âge adulte avec un bon capital d’estime de vous-même. Maintenant, quand elle est née, si on dit : « Ah, encore une pisseuse…, qu’est-ce qu’on va en faire…, elle est nulle en maths…, la contraception à quoi ça sert ?... etc. »,  à l’âge adulte, elle n’aura aucune d’estime d’elle.

 

Après l’isolement, l’agresseur va transférer la responsabilité sur la victime, ne se reconnaitre aucune responsabilité dans ce qu’il s’est passé. C’est arrivé parce que : « Tu me souris, tu es mignonne, tu es toujours gentille avec moi », et ça, avec les enfants ça peut être très efficace. Donc si je suis responsable de ce qui s’est passé, ça va bloquer la capacité à agir.

 

Ensuite, l’agresseur fait régner la terreur. J’emploie un mot important, mais la terreur comme la peur, c’est comme une télécommande dans la main d’un agresseur, même à distance ça fonctionne. La personne commence à se confier, à raconter et tout à coup, elle entend dans sa tête l’agresseur qui lui a dit : « Si tu dis ça, tu ne pourras plus jamais retourner au sport. Si tu dis ça, on pensera que tu es une petite pute, etc. ». Cette façon de faire peur fonctionne très bien pour les enfants comme pour les adultes : « Si tu dis ça, tu ne reverras plus jamais les enfants ». On l’a dans la tête. Quand on est en contact avec une personne qui se confie, tout à coup elle s’arrête, et quand elle s’arrête on va lui dire : que se passet-il, il y a quelque chose qui vous trouble ? Et là, elle peut réponde : oui, il m’a dit que si je disais ça, personne ne me croirait, on me verrait comme une pute, il m’arriverait telle chose…

 

La dernière préoccupation d’un agresseur, pour que ce soit durable, c’est de garantir son impunité. Pour ça, la première stratégie est de recruter des alliés et particulièrement si nous parlons de violences à l’encontre des enfants, c’est très efficace et très facile. L’agresseur va faire alliance avec les parents pour que, si l’enfant parle, sa parole ne soit pas retenue, pas crédible. Assurer son impunité passe aussi par verrouiller le secret. C’est d’autant plus efficace avec les enfants, car quand il y a un secret important, celui-là ils ne le disent pas.

 

Donc nous sommes là pour déconstruire ce schéma d’emprise avec les victimes. Il faut savoir que de nombreuses victimes, enfants bien sûr mais aussi adultes, ne savent même pas qu’elles sont sous cette emprise.
 

 

4/ Avec toute ton expérience personnelle et professionnelle, qu’as-tu envie d’exprimer de plus important de ce que tu retiens de ton travail auprès des victimes ?

 

Marie-France Casalis : ce que j’ai envie d’exprimer de plus important, c’est la capacité de vie des personnes. Comment cette capacité de vie, une fois que tu as enlevé les gros rochers, ça s’écoule et c’est magnifique. Un torrent qui descend de la montagne, tu peux le bloquer par des barrages, mais une fois que tu démolis les barrages, c’est extraordinaire. C’est l’avantage d’avoir ouvert cette permanence il y a 35 ans. Je connais des personnes qui nous on appelé au début, victimes d’inceste dans leur enfance, elles sont aujourd’hui pleinement dans leur vie. Mais il a fallu qu’à un moment donné de leur parcours on leur dise : il n’avait pas le droit de vous faire ça, vous n’y êtes pour rien, le coupable c’est lui, vous pouvez trouver de l’aide.

 

Je voudrais justement que toutes les victimes qui viennent se confier entende cela : vous avez été victime d’un viol, vous avez bien fait de venir en parler, vous n’y êtes pour rien, le coupable c’est lui, il n’avait pas le droit, c’est la loi, je vais vous aider à trouver des soutien, voilà !
 

 

Interview réalisée par Nathalie Cougny, présidente et fondatrice de l’association « Les maltraitances, moi j’en parle ! » - Mai 2021

 

 

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