4 questions à un professionnel

 

 

 

Bonjour Arnaud, tu es cofondateur du collectif Prévenir et Protéger, de Mouv’Enfants et membre de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants), merci de m’accorder cet entretien.

 

 

 

 

1/ Tu es donc membre de la CIIVISE, commission créée à la demande d’Emmanuel Macron le 23 janvier 2021 et présidée par Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru et Edouard Durand, juge des enfants. La priorité était d’écouter les victimes, cela ne s’est pas fait attendre puisque 4 mois seulement après le lancement de l’appel à témoignages ce sont plus de 10 000 témoignages qui ont été recueillis ; 27 000 aujourd’hui. En outre, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année. 5,5 millions de femmes et d’hommes adultes ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance, le plus souvent au sein de leur famille. Vous allez rendre un rapport final prochainement et en dehors d’avoir permis cette libération de la parole, d’inscrire au grand jour le mot INCESTE, et prouver que l’inceste concerne bien un nombre exorbitant de personnes, quelles sont les préconisations majeures que tu souhaites voir appliquées en priorité ? Que demandes-tu à l’auteur de cette Commission, j’entends le Président de la République ? Car j’imagine qu’il n’est pas question d’en rester là …
 
Arnaud Gallais : La mise en place de la CIIVISE a été un moment fort, important et historique. C’est la première fois qu’un Président de la République témoignait d’un soutien collectif aux victimes et venait accabler les bourreaux, les agresseurs. On ne peut que saluer cette décision qui s’inscrit dans la continuité du rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, qui mettait en exergue le fait que l’Eglise soit la deuxième institution après la famille où les enfants sont le plus victimes de violences sexuelles. Le mouvement #Metooinceste, à la suite du livre de Camille Kouchner « La Familia grande », est venu renforcer la nécessité de cette commission qui répond à un besoin collectif. En deux ans d'appel à témoignages, nous avons reçu 27 000 témoignages. Seules 8% des victimes disent avoir été crues et protégées ; 92% n’ont pas été protégées. Lorsque les victimes sont crues mais ne sont pas protégées, 40% d'entre elles disent avoir une addiction, une sur deux des troubles alimentaires, …
 
Ces témoignages nous montrent donc une fois de plus que si les victimes parlent ce n’est pas uniquement pour leur situation individuelle, c’est pour alerter sur les conséquences collectives. En somme, les violences sexuelles sur les enfants, dont 80% ont lieu dans la sphère familiale, doivent sortir de ce huis-clos. Elles doivent être un enjeu collectif. Nous attendons donc une volonté politique majeure qui doit décliner notamment des réponses en matière de santé publique.
 
La prévention, adaptée à tous les âges et pour les parents également, dans tous les lieux accueillant des enfants, devrait être obligatoire et non une volonté individuelle. Il en est de même de la formation qui devrait être obligatoire et non uniquement dépendre, comme c’est le cas aujourd’hui, de la sensibilité d'une personne pour ce sujet.
 
Les chiffres nous alertent sur la dimension systémique et massive des violences sexuelles faites aux enfants. On parle de deux à trois enfants par classe. Il est temps que la protection de l’enfance rime avec obligation de résultat.  Dire que la violence c’est pas bien ou libérer la parole ne suffit pas, il faut agir. Il faudrait que l’on ait la capacité d’évaluer les actions mises en place concrètement au sein des institutions pour lutter contre les violences faites aux enfants. Ceci nécessite un plan Marshall d’envergure pour protéger les enfants, qui doit s’accompagner de moyens à la hauteur des enjeux, à la hauteur des enfants !
 
C’est aussi pour cela qu’il m’apparaît indispensable de donner un mandat permanent à la CIIVISE. Plus qu’une instance indépendante, la CIIVISE a jouer un rôle de soutien social inconditionnel, un enjeu vital pour les victimes, qui nous ont fait confiance. Le maintien de la CIIVISE, c’est envoyer un message fort en matière de sécurité des victimes. Ce que le Président de la République avait exprimé dans son discours de janvier 2021 : “Vous n’êtes plus seul.e.s, on vous croit”. La CIIVISE est l’incarnation de cette parole présidentielle.
 
 
 
2/ Lors de nos interventions en milieu scolaire et pour la seconde année consécutive, les garçons arrivent en tête de toutes les violences, y compris sexuelle. Est-ce plus difficile d’en parler quand on est un garçon et si oui pourquoi ? Pourquoi on ne croit pas les enfants lorsqu’ils parlent ? Alors que le législateur peine à mettre en place des lois précises sur l’inceste (depuis 2021 seulement il n'est plus besoin de rechercher si le mineur avait donné son accord), ce qui est déjà impensable, quel logiciel faut-il modifier dans le cerveau de l’adulte pour qu’enfin on prête attention à la parole de l’enfant ?
 
Arnaud Gallais : Il est vrai qu’on parle moins des garçons victimes de violences sexuelles. Je pense que si beaucoup ont du mal à parler des violences sexuelles dont ils ont été victimes, ceci est probablement en lien avec la virilité que l’on associe aux hommes dans la société. En somme avoir été victime, dire « j’ai été victime » serait prendre le risque de « perdre sa virilité ». D’ailleurs, j’ai été confronté à certains propos me demandant comment j’avais pu être victime alors même que j’étais grand…  On s’imagine mal un homme victime car d’une manière plus large on méconnaît le processus de sidération, de dissociation, qui permet à l’agresseur d’agir sans faire usage de la « force ». Dans les représentations populaires du viol, on se confronte à une scène qui passerait forcément par des coups, de la violences physique. La question du non-consentement, de la sidération face à l’impossible, est souvent évacuée. C’est en soi une forme d’inversion puisque la victime doit en quelque sorte justifier ou chercher à comprendre pourquoi elle a été victime, alors que seul l’agresseur a la réponse à cette question. Ce qui peut expliquer également le silence des hommes, c’est une autre représentation populaire : le risque de devenir agresseur lorsqu’on a été victime. Si certains agresseurs ont été victimes, beaucoup ne l’ont pas été. La preuve, à en croire les chiffres : chaque année 130 000 filles seraient victimes de violences sexuelles, 35 000 garçons, soit plus de 80 % de victimes filles. Plus de 90% des agresseurs sont des hommes. S’il y avait un lien de cause à effet, c'est-à-dire si les victimes devenaient agresseurs, alors il y aurait majoritairement des agresseuses.

 

J‘ai rencontré beaucoup d’hommes victimes, de plus de 60/70 ans, qui au regard de cette représentation populaire, ont refusé de fonder une famille de peur de devenir agresseur.
 
Ces représentations sont les symptômes parmi d’autres d’une société marquée par la domination masculine. Il faut déconstruire les dominations pour avoir la capacité de changer de cap.
 
Mener des actions de prévention adaptées à tout âge, des formations qui sensibilisent aussi au développement de l’enfant, c’est inévitablement déconstruire un rapport de domination en rendant l’enfant comme sujet. 
 
Il faut que nous nous mettions à hauteur d’enfant, là où nous avons pris l’habitude de demander aux enfants de vivre dans un monde d’adulte.
 
 
 
3/ Pourquoi d’après toi plus de 70% des agressions sexuelles sur mineurs sont-elles classées sans suite ? Pourquoi la justice est-elle si clémente avec les agresseurs d’enfants ? Alors que les peines encourues pour agression sexuelle ou viol peuvent aller de 10 à 20 ans et plus s’il existe des circonstances aggravantes, peines rarement constatées. Et, de fait, pourquoi tant de mères vont jusqu’à perdre la garde de leur-s enfant-s quand elles dénoncent des agressions sexuelles du père ou du conjoint ? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans notre justice ?
 
Arnaud Gallais : La question de la justice, de l'impunité sont des questions centrales. Je bas en brèche toutes les thèses complotistes qui visent à rendre rationnel l’irrationnel. L’amélioration des techniques d'enquête, l’allègement des magistrats dans le nombre d'affaires à traiter font inévitablement part des réponses incontournables à cette situation de déni de justice dans laquelle nous nous trouvons. Il est intéressant de noter que les victimes, qui 9 fois sur 10 n’ont pas de soutien de leurs proches, ce que nous avons nommés à la CIIVISE un soutien social négatif, se retrouvent dans une situation similaire face à la Justice lorsqu’elles demandent à être reconnues victimes.
 
La justice, tout comme la société, préfère prendre le risque de ne pas condamner un agresseur que de protéger un enfant. Au nom de la présomption d’innocence, au nom de preuves que la victimes devraient apporter, en plus de sa parole, nous prenons le risque collectif de renvoyer un message d’impunité en matière de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants.
 
Et la situation des mères protectrices est particulièrement éclairante. J’entends ces voix qui s’élèvent en disant que la manipulation des enfants existe. Quoi qu’il en soit il est prouvé par différentes enquêtes que dans 90 à 95% des cas l’enfant dénonce bien des faits qui se sont produits. Dans les 5 à 10% qui restent, l’enfant ne « ment pas », il dénonce dans tous les cas une situation dysfonctionnelle.
 
Si les mères sont remises en question lorsqu’elles mettent en avant leur volonté de protéger leur enfant, ceci s’explique aussi par ce rapport de domination. Ne perdons pas de vue que dans notre société femmes et enfants ont pendant longtemps été la propriété de l’homme. L’hystérie et d’autres symptômes étaient bien souvent définis comme des caractéristiques féminines. J’attire ici votre attention sur le fait que le fameux syndrome d’aliénation parentale ne se décline bizarrement jamais au masculin. Ceci devrait collectivement nous interroger. 
 
Une autre clé de compréhension est le fait que nous sommes dans une société qui met bien souvent conflits et violences au même niveau. Ceci a pour conséquence de banaliser les violences. L’exemple des violences conjugales, des féminicides, est riche de cette instruction. Combien de situations apparaissent au grand jour où une gifle a été « comprise » au regard d’un conflit par exemple ou au regard d’une infidélité. Comme si il nous fallait une explication rationnelle à la violence. C’est ce qui se passe avec la situation des mères protectrices. Je pense à celles qui, après la révélation des faits par leur enfant, ont déposé plainte, donnant lieu à une ouverture d’enquête, et qui refusent de remettre leur enfant au père. Certaines sont condamnées pour non-représentation d’enfants. C’est là encore l’un des symptômes d’une société qui prend des risques considérables pour les enfants, un déni même de sa qualité de sujet de droits. Ainsi, seule la non-représentation apparaît, les violences sexuelles disparaissent au nom de la présomption d’innocence. Seul le conflit apparaît, les violences disparaissent. Seul le délit apparaît, le crime disparait. 
 
Ne pas appliquer un principe de précaution, c'est prendre le risque que l’enfant qui a parlé, qui a fait confiance à un adulte, voire à des adultes, continue à être victime. C'est également la meilleure manière de mettre à mal le principe même de présomption d’innocence en le galvaudant : la précaution prise par la société et la justice n'est pas antinomique de la présomption d'innocence. Appliquer ces deux principes, précaution qui protège la victime et présomption d'innocence du/de le/la mis.e en cause, c'est être en adéquation avec les principes et valeurs d'un Etat providence.
 
 
 
4/ Arnaud, comment vas-tu ? Comment on va quand on a subi des violences physiques, psychiques, des humiliations, des coups de ceintures, des coups tout court, par un père qui est même allé jusqu’à te braquer avec une arme ? Comment on se construit en tant qu’homme quand on a été victime d’inceste du 8 à 11 ans ? Tu écris dans une tribune « L'inceste est une quasi-condamnation à mort pour la victime ». Ma mère me disait : « Les coups en s’en remet, l’inceste jamais ». Comment va ton enfant intérieur, quel homme es-tu aujourd’hui ?
 
Arnaud GallaisC’est tout le sens de mon livre ! Je livre le témoignage d’un enfant qui a été victime de violences, les violences sous toutes ces formes. Je livre le témoignage d’un survivant, en somme : comment vivre après les violences. Ce qui m’amène à quelque chose qui me tient à cœur : si des traces persistent, s’il est important de prendre conscience des conséquences et séquelles de ces violences, une reconstruction est possible. Pour moi, cette reconstruction s’est faite grâce aux rencontres de plusieurs psys, encore aujourd’hui, et elle passe aussi par un combat politique contre les violences faites aux enfants, toutes les violences faites aux enfants. J’ai toujours résisté aux violences. L’enfant que j’étais a toujours résisté. Ce combat je pourrais le résumer ainsi :  « Pour l'enfant que j’étais, pour tous les enfants, car le témoignage que je livre est malheureusement banal à en croire les chiffres des violences faites aux enfants, pour elles et pour eux, nous devons changer la société avec la société ! » 
 
En somme, je vais relativement bien car je suis confiant aussi sur les changements que nous allons collectivement opérer.    

 

 

 

 

 

Parution le 4 octobre 2023 chez Flammarion

 

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